Extrait du "Capitaine Gaspard" :
Le Capitaine Gaspard
Les personnages et les évènements de cette histoire sont entièrement fictifs.
Il n’avait de sympathique que le nom, c’était un homme de taille moyenne dont l’enveloppe rappelait celle de la grenouille, et les yeux, ceux du crapaud : il n’avait pas de cou. Il commandait une compagnie d’un régiment de l’armée française, cantonnée dans un village perdu des Vosges. L’homme était autoritaire et colérique, son regard n’était même pas dur, car cela aurait impliqué une certaine empathie dont il aurait pris le contrepied, un certain engagement humain dont cette dureté aurait été le triste fruit, non, son regard était simplement glauque et brillant, comme un homme habitué à éliminer ses semblables les uns après les autres, comme une truie fait son chemin parmi les détritus. Tout son personnage évoquait le tortionnaire, il se tenait debout comme Mussolini, hurlait plus qu’il ne parlait avec son accent du sud, de manière rapide, les mots à moitié avalés comme s’ils étaient superflus.
Il regardait chaque conscrit comme s’il venait de l’acheter au marché au bétail, soupesait sa capacité à souffrir, scrutait son regard pour jauger sa résistance à l’arbitraire qu’il lui préparait. Car il s’agissait de briser les caractères, de faire de ces mutins des bêtes dociles et disciplinées. La rumeur disait qu’il en avait envoyé plus d’un au casse-pipe ou à l’hôpital, vous savez, l’armée française a ses quotas, elle a « droit » à un certain nombre d’accidents, et s’il en va de même pour ces quotas que pour les gallons de pétrole qu’elle brûle en fin d’année pour pouvoir en réclamer autant l’année suivante, vous pouvez entrevoir les états d’âme d’un petit gradé comme celui-là, en quête permanente d’occasions pour démontrer son habileté militaire à ses supérieurs. Notre bœuf n’était pas seulement sanguinaire, il avait de l’ambition, et quand il ordonnait à ce pauvre Clanchon, dont la jambe cassée le faisait hurler de douleur, de se relever, c’était pour refaire la campagne de Russie, et ce capitaine-là hurlait plus fort que Clanchon qui finissait par se relever en s’aidant de ses bâtons pour tenter vainement de faire glisser un ski devant l’autre avant de s’effondrer, agonisant de souffrance dans la neige muette.
Inutile de vous dire que ce Gaspard avait ses ennemis : une armée de Clanchon qui, malgré leur terreur, auraient certainement trouvé le sang-froid nécessaire pour mettre un terme aux orgies de supplices orchestrées par ce batracien si l’occasion s’était présentée. Mais l’occasion ne se présentait pas et ce monstre continuait impunément de faire pisser le sang au gré des promenades champêtres de sa compagnie. Un matin de septembre, un nouveau se présenta à la compagnie, un ancien déserteur que les gendarmes avaient découvert caché dans une roulotte près de Guebwiller. Le Capitaine Gaspard le prit à son service comme chauffeur. Ce brave type qui n’était pas fait pour l’armée l’était encore moins pour ce Gaspard. Il s’appelait Glandin et portait comme prénom celui d’Eugène qui, comme son nom, lui allait à merveille. Il était grand, un peu maigre et souvent distrait, bref, une combinaison idéale pour ce capitaine qui ne ratait pas une occasion d’acérer ses griffes et de jouir de la naïveté des jeunes recrues.
Il ne s’était pas passé un mois avant que ce Glandin, dans la meilleure tradition française, ne devienne le souffre-douleur de cet officier féroce. Agacé par le côté rêveur de Glandin qui, au lieu de passer son temps à briquer la Jeep du capitaine, lisait ou réfléchissait, ce gradé imaginait des stratagèmes pour l’humilier ou le jeter au trou quand il ne lui hurlait pas dessus devant la troupe. Un jour qu’en sortie Glandin griffonnait quelques notes sur son calepin, il l’envoya chercher un adjudant posté à deux kilomètres pour avoir le temps de dévisser les boulons d’une des roues de la Jeep. Quand, sur le retour il ordonna à son chauffeur d’arrêter immédiatement la voiture sur le bas-côté, celle-ci montrant un shimmy trop prononcé, il avait eu tout le temps de préparer son sermon qu’il lui fit en vociférant comme s’il s’adressait à une armée de Glandin penauds.
Glandin devenait de plus en plus distrait et de plus en plus sombre. Quiconque ayant un soupçon de formation psychologique aurait décelé l’inadéquation du remède que lui administrait le capitaine, mais Gaspard, aveuglé par le sang qui lui montait aux yeux lors de ses séances de vocifération, ne voyait rien qu’une branche qu’il allait bientôt casser pour élaguer le grand arbre de la Nation, comme son devoir le requérait. Un matin de novembre, le capitaine ordonna à Glandin de le mener au pas de tir. Gaspard avait planifié une séance d’entraînement et voulait inspecter les cibles en carton représentant des soldats. La Jeep avançait sur la terre gelée, les grosses roues en brisaient par saccades la couverture d’herbe solidifiée en émettant des sons mats comme des coups de poing sur le thorax. Arrivé à proximité des camarades en carton, Glandin pila, comme s’il avait voulu tester les freins du véhicule sur ce revêtement particulier. Le front de Gaspard s’approcha dangereusement du pare-brise, il n’y fit pas attention, utilisant l’élan, il sauta d’un pas leste sur la neige et fit mine d’inspecter les cibles. Glandin l’observait à travers le mouvement des essuie-glaces qui bataillaient avec les premiers flocons du matin. Il avait l’air d’un général inspectant ses troupes. Glandin se demandait s’il ne leur parlait pas, car il semblait l’entendre grommeler des injonctions, il en était capable.
À l’arrêt, le froid lui rappelait plus intensément qu’il était au mois de novembre, au début d’un hiver qui serait sans doute très rigoureux. La disparition des courants d’air dus à la vitesse ne compensait pas la distraction que provoquait la conduite. Glandin commençait à avoir froid et se réjouissait que le capitaine eût enfin terminé la revue, car celui-ci avait fait volte-face et s’avançait dangereusement vers la Jeep. La gorge de Glandin se serra, il tentait vainement de se remémorer quelle erreur il avait encore bien pu commettre ce matin pour déjà justifier cette colère naissante sur le visage du capitaine. Il s’avançait vers lui, le regard livide, non, il n’allait pas remonter dans la Jeep, il avait déjà atteint le capot, il allait fondre sur Glandin comme un épervier, Glandin crut qu’il allait l’attraper par le collet et le tirer par la portière pour le faire basculer dans la neige, instinctivement, il s’agrippait déjà au volant. Gaspard était maintenant en regard de la portière, Glandin n’en voyait que le pantalon et le ventre. Tout à coup, il entendit celui-ci rugir :
« Dehors Glandin, descends ! »
Le sang de Glandin se glaça dans ses veines, il obéit comme si sa dernière heure était venue et qu’il allait, lui aussi, rejoindre ses camarades de papier : fusillé pour rêverie. Son regard suivait, terrorisé, le P38 au ceinturon de Gaspard, il avait vraiment peur, Glandin. Le capitaine esquissa un faible sourire, s’installa d’un bond au volant et dit à Glandin d’un ton sec : « Attends-moi là ! », puis démarra. Se remettant à peine de ses émotions, Glandin regardait la Jeep s’éloigner dans le champ en longeant le bois en direction du pas de tir, puis le véhicule obliqua vers la droite et disparut de son champ de vision. Glandin était seul et malgré le froid, il se réjouissait. Personne, il pouvait crier, chanter, se parler à lui-même, observer à perte de vue les oiseaux tenter en vain de dénicher quelque nourriture dans le sol raidi par les premiers souffles de l’hiver. La neige avait tout recouvert, mais on voyait ici et là les stries grises des labours que le vent avait dénudés. La toundra à perte de vue, se disait Glandin.
Il s’était assis sur une pierre juste à côté du troisième camarade à partir de la gauche et griffonnait déjà quelques notes sur son calepin. Glandin aimait écrire sur son calepin, personne ne savait ce qu’il y écrivait, un bruit courait, dont le sergent Langre avait été l’initiateur, que Glandin faisait des calculs pour une invention savante, on disait que Glandin avait été étudiant avant d’être appelé à ses devoirs militaires. Langre l’avait entendu murmurer des chiffres et des expressions mathématiques un soir de garde à la caserne.
Ce qui est sûr, c’est que Glandin avait son propre monde qui lui permettait d’échapper à l’absurdité récurrente qu’était pour lui ce service militaire. C’est précisément cela qui exaspérait son capitaine. Glandin finit par se lever, alluma une cigarette et décida de rendre une visite lui aussi à la seule compagnie qu’il avait. Il le regarda droit dans les yeux, le troisième en partant de la gauche, le faible vent le faisait pencher en avant et Glandin s’efforçait de le redresser en pliant le carton vers l’arrière puis il se mit à lui parler :
« Alors Fritz, comment c’est de savoir qu’on va mourir ? T’es courageux toi, moi j’aurais déjà pris mes jambes à mon cou, plutôt crever en courant que regarder tes bourreaux te fusiller. Bah ! T’en fais pas, t’en as plus pour longtemps. » Puis il écrasa sa cigarette dans la neige en faisant tourner la pointe de ses chaussures hautes. Il allait se rasseoir quand le vent lui apporta quelque mauvaise nouvelle comme un signal faible. Il crut avoir entendu des voix provenant du pas de tir, à trois-cents mètres derrière lui. Il se retourna inquiet, scruta son horizon en direction des voix, il ne voyait rien, puis une rafale de vent lui permit d’entendre distinctement :
« Chargez ! Prêts à tirer… »
Glandin comprit. L’horreur lui contracta le visage, il voulait crier, il voulait courir, il ne savait pas où, à cette distance, il était impossible que les soldats le différencient de ses homologues en carton, il était, avec son treillis, la parfaite réplique de ces petits bonhommes verts qui servaient de cible, il n’entendait plus rien que les battements de son cœur qui allaient faire exploser ses tympans. Combien étaient-ils ? Bien sûr qu’il ne pouvait pas les voir, car ils étaient allongés dans l’herbe, derrière le talus du pas de tir qu’il connaissait si bien. Glandin attendait la première salve, pourquoi n’avaient-ils pas encore tiré ? La première balle était pour lui, il le savait. Il avait toujours mis son premier coup dans la cible.
Glandin était mort, c’était cela cette esquisse de sourire aux commissures de Gaspard, ah le salaud, le scélérat, il paierait, Glandin se jurait s’il devait survivre à ce guet-apens que Gaspard paierait et le prix fort. Entretemps, Glandin courait, mais au lieu de prendre la tangente, de courir vers le bois pour sortir le plus vite possible de la ligne de tir des soldats, il courait vers eux en faisant de grands signes et en criant. Il pensait qu’il n’aurait jamais le temps d’atteindre le bois, et qu’il serait fauché de profil, en tentant de rejoindre la lisière pour s’affaler le nez dans la terre gelée, sans avoir rien dit à personne. C’est pour cela qu’il courait vers eux, les larmes aux yeux, pour attirer leur attention en hurlant « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! » Il agitait ses bras comme un moulin, espérant que ces recrues étaient comme lui, lentes à la détente, et qu’ajustant leur tir pour bien le réussir, elles finiraient par le voir au bout de leur mire, comme un pantin déambulant sur leurs canons. Glandin n’était pas fier, mais paradoxalement, alors que personne n’aurait compté sur un autre pour sauver son âme et que tous se seraient enfuis dans les bois, perpendiculairement à l’axe de tir, Glandin cherchait la communication. Glandin avait choisi le contact, la coopération, et courait en hurlant, quelque part confiant, vers les fusils de ceux qui le portaient en joue.
Il y eut des coups de feu et Glandin continuait de courir, puis il y eut une seconde rafale, Glandin était devenu fou, il se croyait déjà mort. Il avait entendu ces histoires où les soldats perforés par les balles continuent de courir quelques dizaines de mètres avant de s’effondrer. Glandin hurlait de plus belle. Au moment où la troisième rafale se produisit, Glandin, dont le corps était déjà imbibé d’endorphines, sentit une piqûre à la jambe, puis tout devint noir dans sa tête, il s’effondra dans la neige qui tombait maintenant abondamment.
L’adjudant Meunier qui avait mené la deuxième section au pas de tir ordonna, au vu du mauvais temps, l’interruption de l’exercice et l’inspection des cibles. Quelques minutes plus tard, une colonne de soldats marchait au pas cadencé le long du bois en direction des cibles. À peine avait-elle comptabilisé ses exploits que cette même colonne s’en retournait sur le chemin, sans remarquer ce corps qui gisait dans le champ, immobile et déjà recouvert par la neige à quelques dizaines de mètres d’eux, tant ils étaient concentrés à clamer les couplets guerriers du chant de leur compagnie . Quand Glandin reprit conscience, il s’était peut-être passé quinze minutes depuis son évanouissement, les hommes étaient partis, il releva son pantalon, le projectile avait éraflé la cuisse droite, il avait eu de la chance, il se releva, marcha enfin vers le bois, y pénétra sur quelques mètres comme pour s’y cacher. Il s’interrogeait sur le caractère fortuit de l’évènement, il réexaminait sa première impression qui lui avait immédiatement fait penser à une préméditation du capitaine. Avait-il vraiment voulu le tuer ou bien seulement lui donner quelque avertissement éducatif ? L’avait-il simplement oublié aux cibles, absorbé par quelque autre divertissement à la caserne ?
Glandin, qui parlait peu, semblait s’être complètement retiré de la vie publique du régiment, autant que cela puisse se faire dans une armée. Parallèlement à cette apparente retraite, il était devenu beaucoup plus cordial et avenant quand le quotidien le forçait à intervenir dans la conversation journalière. Quiconque aurait connu Glandin plus en profondeur aurait remarqué que ce côté affable n’était qu’un vernis certes tenace, mais qui ne faisait que recouvrir une profonde blessure. Cette blessure était-elle cette mésaventure au pas de tir ou plutôt le fruit de ce perpétuel harcèlement de son supérieur ? La première fois que Glandin revit son capitaine après l’incident, il s’était juré de guetter derrière son masque d’indifférence les moindres signes qui auraient pu transparaître de la corne faciale de ce verrat, mais il ne put rien détecter. Gaspard était tout aussi brutal que d’habitude, il n’avait même pas pu détecter un filet d’étonnement qui aurait pu suinter de ses nasaux bovins. L’homme à la peau blanche était de glace, comme d’habitude, et continuait inlassablement sa partie de poker tueur, tapi dans l’ombre de son pouvoir. Glandin avait fait son deuil de l’incident, il savait qu’il ne saurait jamais la cause de l’erreur, si toutefois c’en était une. Il était également trop honteux pour demander des explications. Ainsi, le silence des plaines de novembre devenait la loi de ces casquettes vertes, une fois de plus. C’était peut-être mieux ainsi, car le silence est un peu comme une tabula rasa, un autodafé perpétuel qui permet au présent de se délivrer de son histoire et au futur de son passé. C’est peut-être cela qui expliquait le léger pincement ironique des lèvres de Glandin, les soirs de bivouac, debout devant le feu, sirotant le cognac le plus exécrable du monde, celui des rations militaires de l’armée française…