Extrait de "Hildegarde" :
## Hildegarde
Liselotte n’était que femme de ménage à l’hospice Sainte-Thérèse, près du bois. Il y avait de riches vieilles dames d’une autre époque qui attendaient devant les fenêtres grises qu’un fils ou un frère traverse l’esplanade claire couverte de gravillons blancs pour leur rendre visite. Hildegarde portait la main à son porte-monnaie qui était grand comme un sac à main et qu’elle serrait souvent contre elle à regarder les croix que formaient les montants de bois des cadres de fenêtre. Dans les yeux gris de Hildegarde se reflétaient le perron blanc, l’esplanade, la lisière du bois et les croix que formaient les montants de bois des cadres de fenêtre. Si le gravier crissait ou le plancher craquait, si le rire des enfants d’autres fils ou d’autres frères s’élevait dans la cour, Hildegarde levait les yeux tristement avant de les poser lentement sur Liselotte qui passait le chiffon sous ces mêmes fenêtres.
Quand Liselotte rentrait chez elle sur sa vieille bicyclette, elle ne forçait même pas sur les pédales grinçantes, l’inertie de l’habitude l’emportait, impassible, vers son petit deux-pièces où sa mère l’attendait. Chaque pas était compté, comme chaque sou et chaque parole, car la jeune Trident avait fort à faire entre les ménages à l’hospice et sa vieille mère. Il lui restait aussi peu de temps que d’argent. Elle portait à travers les voiles gris des fenêtres de sa minuscule cuisine son regard de souris apeurée où n’osait pointer ni la haine ni l’envie sur la villa des Seigle, resplendissante d’aise à travers les peupliers du parc que feu Monsieur Trident avait aménagé de son vivant.
Non pas que l’argent manquait beaucoup plus, car le frère Trident, du temps qu’il en gagnait, était aussi prompt à le dépenser dans de mauvais vins qu’il était lent à l’ouvrage, bien pire, c’était l’entrain qui lui manquait et ses forces qui diminuaient. Elle s’attristait le soir dans sa cuisine sur sa vie et surtout sur celle de sa pauvre mère qui, comme elle, n’avait vécu que de ménages et dont la ridicule retraite après tant d’années de labeur la condamnait à partager avec sa fille un coin sombre du salon de ce deux-pièces sans soleil. Liselotte Trident était honnête, vertueuse et simple, elle avait un grand cœur, comme souvent les pauvres gens, dans lequel tous se servaient comme dans un grand porte-monnaie ouvert, croyez-vous qu’un de ses trois autres frères, qui avaient tous des situations, eût proposé de prendre leur mère chez eux ?
C’était hors de question, les belles-sœurs menaçaient de divorcer, de quitter le foyer, d’emmener les enfants, comme d’habitude. Alors Liselotte comprenait, elle qui voyait toujours plus de chagrin dans les larmes des autres que dans ses propres sanglots. Liselotte comprenait que feu Monsieur Trident puise dans ses souvenirs la force de vider ses verres, alors qu’il n’y avait plus rien à fêter depuis longtemps. Liselotte comprenait que Madame Hildegarde la frappe au visage de son grand sac quand elle avait oublié de rebrancher la prise de la lampe de chevet à son retour du séjour à Saint-Moritz organisé par l’hospice, et qu’elle sorte un billet de cent francs pour sécher les larmes de Liselotte. Elle comprenait que tous connaissent l’Enfer et le Paradis, qu’ils soient riches ou pauvres, et cela suffisait pour rendre égaux ceux d’en haut et ceux d’en bas. Liselotte était bonne, c’était le seul bonheur qu’elle s’octroyait, secrètement, à l’abri de toutes les enquêtes.
C’est sans doute lors de l’une de ses rêveries pieuses qu’assoupie devant l’écran qui diffusait le vide neigeux de l’éther après les heures d’émission, elle sursauta, terrifiée lorsqu’elle se réveilla, bégayant des mots indicibles, l’index pointé sur sa mère dont le visage immobile affichait un teint blafard accentué par les lueurs vacillantes du tube cathodique qui fluoresçait le bruit de la nuit. L’ombre de ses cheveux gris dansait sur le mur blanc et semblait caresser Grand-père pendu là par le temps et lui dire : « J’arrive ».
Liselotte, toute tremblante, reprit ses esprits, tirée si brutalement d’un sommeil si mérité, elle balbutiait maintenant des mots suffisamment articulés pour qu’une oreille entraînée les comprenne, puis on n’entendit plus rien que le chuintement du poste.
Liselotte s’était levée, les yeux toujours rivés sur le visage impassible de sa mère, absente, elle semblait absorbée par des pensées lointaines quand elle poussa un cri : quelque chose avait bougé là, près de la commissure des lèvres, c’est cela, un rictus venait d’apparaître sur la bouche d’Éléonore, puis lorsque ses lèvres s’entrouvrirent et qu’une voix rauque questionnant « Qu’as-tu ma fille ? » s’en échappa, ce cri se transforma en hurlement, ses jambes fléchirent et elle s’abandonna sur les genoux de sa mère étonnée, étouffant ses sanglots dans sa jupe et murmura : « Mère, je croyais que tu étais… » et, relevant la tête pour contempler longuement sa mère, elle ajouta : « Je croyais que tu étais Hildegarde. » Et sa brave mère qui lui passait la main dans les cheveux lui répondit : « Ma pauvre enfant, je ne sais qui est Hildegarde, mais tu parais bien épuisée, tu devrais moins travailler. »
Liselotte songeait que peu de choses séparaient les pauvres des riches, quelques bracelets en or, une coiffure, un tailleur en laine vert olive, une blouse en nylon bleu à rayures grises, brillante d’avoir trop servi. Dieu avait fait les hommes égaux et parfois même semblables, Liselotte, plus interloquée d’avoir découvert si tard la ressemblance de sa mère avec Hildegarde que par la ressemblance elle-même, comme si une voix intérieure lui conseillait déjà d’ignorer cette astuce du destin, emportait en silence vers les songes cette révélation qui devait bouleverser sa vie.
À partir de cette nuit-là, quiconque ayant bien connu Liselotte aurait certainement décelé un changement d’humeur et de comportement, elle était devenue plus distraite, plus soudaine, plus saugrenue, et portait sur ses lèvres un mystérieux sourire qui semblait l’emmener loin, bien plus loin que le petit bois avoisinant l’hospice Sainte-Thérèse. Un jour, elle voulut interdire à sa mère de porter son fichu foulard rouge qu’elle gardait depuis la mort d’Auguste, un autre jour, elle lui parlait comme une possédée de vacances en Engadine, un matin, même, elle la traîna de force chez un coiffeur alors qu’elles étaient en retard d’un loyer. La pauvre mère, qui connaissait bien son enfant, se doutait bien que quelque chose ne fonctionnait plus comme d’habitude dans la tête de sa brave fille. Mais vous savez, même à ces âges avancés, il faut peu de persuasion pour que la coquetterie ravive les traits de la plus vieille des femmes. Le docteur Martin, qui veillait à la santé d’Éléonore, s’inquiétait aussi pour Liselotte. Il paraît qu’un jour, le chauffagiste de l’hospice, venu purger les vieux radiateurs en fonte de la chambre de Madame, trouva Liselotte allongée sur son lit, un chapeau d’Hildegarde sur la tête, lisant ses lettres.
C’était un soir d’hiver, Liselotte rentrait de l’hospice plus haletante que jamais, elle ne prit même pas la peine de cadenasser sa bicyclette au bas de l’escalier, gravit les marches jusqu’au petit deux-pièces, arrivant à peine à dominer son émotion, elle courut vers sa mère, brandissant une enveloppe jaunâtre en criant : « Mère ! Mère, ça y est, Henri est d’accord, Henri a payé ! » Éléonore, qui ne pouvait plus lire depuis longtemps, écoutait éberluée sa fille lui annoncer la singulière nouvelle : Henri, son fils aîné, après maintes années de supplications, acceptait de payer les frais de la maison de retraite. Sa femme, une pingre qui se plaignait tout le temps, ne devait rien en savoir. D’ailleurs, personne ne devait rien en savoir, ni les autres frères ni leurs épouses. Liselotte ouvrit le poêle à charbon et y jeta l’enveloppe jaune déjà roulée en boule.
Sa mère, que la perspective de quitter ce sinistre placard pour le luxueux hospice Sainte-Thérèse et les voyages en Engadine laissait indifférente, semblait cependant s’agiter intérieurement. « Henri ! », murmura-t-elle, « comme c’est gentil », puis elle sourit, d’un sourire rare qui éclairait même les flocons de neige qui commençaient à tomber devant l’étroite fenêtre de la cuisine. Elle souriait surtout de ce que son fils préféré ait pensé à elle pour ce geste qu’elle imaginait si coûteux, sans se douter que ce nanti ne remarquerait jamais la dépense. Liselotte jeta presque pêle-mêle les quelques affaires de sa mère dans un baluchon vert que feu Herbert avait volé à l’État, du temps de sa conscription, puis elle s’agenouilla près d’elle presque pour la supplier : « On y va ce soir mère, peut-être pourras-tu y dormir dès ce soir. » Sa mère incrédule leva un regard sévère sur les yeux rougis de sa fille, comme seules les mères savent le faire pour y déceler le drame caché qui mouillait ses pommettes, et sans dire un mot, elle serra son petit foulard rouge roulé en boule dans sa main.
Liselotte s’était redressée et regardait les quelques flocons roses et blancs que les lampadaires venaient de se décider à colorier. Immobile, comme rongée de remords, elle s’enfonçait les ongles de l’index et du majeur droits dans les phalanges de sa main gauche, puis comme une démente, elle hurla : « On y va maintenant ! Tu as compris ? » La pauvre Éléonore terrorisée redoublait de tremblements, jamais sa fille ne lui avait parlé sur ce ton.
Mais vous savez comment sont les vieux, ils se retournent de tous côtés, cherchant les amis qu’ils n’ont plus, sur une chaise, au coin d’un couloir, poussés par quelque infirmier impatient, ils se doutent bien qu’ils n’ont guère le choix que de suivre le chemin sur lequel on les pousse. Puis ils s’apaisent, évitant les conflits, jouissant du sursis pour finalement vous remercier de leur éteindre la lumière. Liselotte s’avança vers elle, la dépassa, s’adossa à son dos, lui agrippa les avant-bras par l’intérieur, puis courbant l’échine et ainsi la soulevant légèrement, elle la traîna comme un vieux matelas vers la porte d’entrée sous les yeux de Grand-père accroché au mur qui devait rester là. Les talons d’Éléonore cognaient les marches de bois de l’escalier étroit, comme des coups de poing qu’on frapperait à une lourde porte. C’est comme ça qu’ils faisaient, quand ils étaient pressés, pour l’enterrement d’Herbert, pour aller chez le coiffeur.
Éléonore chantonnait, les flocons lui caressaient le visage, toujours de nouveau flocons, il ne faisait pas froid, ce soir de décembre. Elle était apaisée par l’autorité de sa fille et regardait les portes des maisons défiler une à une devant elle, assise à l’indienne sur le porte-bagages. Elle pensait à Grand-père qui, bien des années auparavant, l’avait également emmenée à l’indienne, mais sur le cadre, blottie entre ses deux bras chauds, les guidant aussi vers le petit bois. Puis elle pensait à Henri, c’était lui qui lui ressemblait le plus, et ce même sourire envahit à nouveau son visage, « Henri », murmura-t-elle.
Liselotte pédalait comme elle ne l’avait encore jamais fait, elle sentait la haine lui monter dans les veines et redoublait d’efforts comme pour la refouler vers les pédales grinçantes. — Henri —, sa mère l’avait toujours préféré, même si celui-ci n’avait jamais rien fait pour mériter cette préférence, depuis la mort de Grand-père, c’était à elle qu’il avait incombé ces dernières années de s’occuper d’elle pendant les longs mois de sa maladie en partageant son maigre revenu de l’hospice Sainte-Thérèse. Liselotte, exaltée, pédalait, cela aurait une fin, elle allait être libre, malgré Henri, malgré les autres et malgré sa bonté qu’elle portait toujours avec elle comme un paquet encombrant dans ses bras entrouverts. Et à qui les devait-elle, cette honnêteté et cette bonté qui la condamnaient à dépoussiérer les étagères de ces vieilles riches malades d’un hospice catholique et de leurs souvenirs d’Égypte ? À qui sinon à cette vieille folle sans âge qui se ferait enterrer vivante pour ne pas désobéir ? Liselotte était hors d’elle et aurait crié aux arbres si elle avait été seule : « Savez-vous pourquoi les gens sont vertueux ? Par lâcheté, et c’est ainsi qu’ils se font déposséder, exploiter, dominer toute leur vie jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la force de se faire emmener sur un vélo en plein hiver. »
Les bouleaux bordant le sentier jetaient des ombres intermittentes sur les deux démentes perdues dans leurs monologues. « Ce soir, ce sera fait, il y a des crimes nécessaires, juste au-delà de la justice humaine », semblait dire son visage. L’ombre des bouleaux se rapprochait dangereusement du visage d’Éléonore et le fouettait à une cadence de plus en plus rapide, elle qui s’était maintenant assoupie, la tête baissée en avant, dirigée vers les lumières du château de l’hospice qu’elle ne connaissait pas encore, bercée par le balancement de la bicyclette et sa musique antique. Le chemin était devenu étroit et Liselotte, qui le parcourait deux fois par jour, redoublait de vitesse, semblant ignorer l’envergure extraordinaire que conférait la position particulière de sa passagère. Mais Liselotte n’ignorait rien, les dents serrées, elle connaissait trop bien le chemin pour que la pensée encore informe qu’une maladresse infâme, inutile, inadéquate n’ait pas effleuré son esprit, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, ce qui, pour une raison qu’elle arrivait à peine à comprendre, lui procurait sans qu’elle puisse le réprimer une jubilation sans bornes, et la honte envahissait ses joues roses d’oser pousser en pensée un dessein déjà si funeste à de telles extrémités.
Quand Liselotte revint, tard dans la nuit, terrifiée même par les chats, sa passagère avait changé de position et reposait, la tête appuyée entre les deux omoplates de Liselotte, les bras étrangement enlacés autour de son ventre, un passant qui aurait eu le temps d’observer ce vaisseau fantôme aurait été surpris par les lacets des bottines qui faisaient un détour par l’intérieur des branches de la fourche arrière, les semelles posées sur les papillons, serrant la roue sur son axe. Mais ni la vitesse ni la lumière ne lui auraient permis de faire ces observations méticuleuses. Tout à coup, sa tête roula en arrière comme pour jeter un dernier regard à l’envers sur le chemin parcouru.
Liselotte monta le corps de la même manière que quelques heures auparavant, plus lentement, car il lui paraissait plus lourd, plus doucement pour n’éveiller personne. Puis elle le déchargea dans le fauteuil, près du téléviseur, arrangea les boutons de la veste, la broche, les cheveux, essuya la terre qu’il avait sur le nez et dans les narines, puis elle cala son visage gentiment contre le haut-parleur du téléviseur, comme avant. Liselotte fit quelques pas dans la cuisine et jeta machinalement un regard dehors sur la neige qui tombait maintenant avec assiduité, achevant déjà de recouvrir les traces de roues sur le trottoir. Elle la laverait demain, elle la changerait demain, pour lui ôter cette insupportable odeur qu’elle connaissait trop. Elle s’affaissa elle aussi dans son fauteuil, trop exténuée pour mesurer l’incongru de cette situation et s’endormit, face à face avec celle qui ne se réveillerait jamais…