Les Productions Yves Bernas

Extrait du "Miroir" :

Le miroir

C’était une famille heureuse, en apparence tout du moins. Ils y venaient tous les dimanches, comme moi, et s’asseyaient toujours à la même place, près du miroir. Mais à y regarder de près, d’aussi près que le permette la distance qui sépare des tables voisines, on sentait le père impatient, s’ennuyant sans doute un petit peu. Si on l’observait plus longtemps, on arrivait à la conclusion qu’il se sentait seul et peut-être même incompris de son épouse. Ils regardaient tous deux dans le vide, chacun de son côté, sans échanger une seule parole pendant de longues minutes. Leur silence était interrompu par les remarques ou les interdictions adressées à leur fils, un bambin de cinq ans qui essayait de s’occuper. Régulièrement, le père se levait pour descendre aux toilettes, une fois au début du repas, juste après avoir pris la commande, une fois à la fin du repas, juste après avoir commandé l’addition, et assez souvent juste après le plat principal. Pourtant, il n’avait pas l’âge qui requiert des visites si fréquentes aux toilettes. Que faisait-il ? Avait-il la manie de se laver les mains toutes les cinq minutes, allait-il téléphoner à son amante ?

Ce n’était sans doute pas seulement les questions qu’un voisin de table curieux et désœuvré se posait, car il était évident que la jeune femme qui veillait sur le bambin pendant les absences de son mari se posait des questions similaires, tant son visage dégageait la même expression inquiète et agacée à chaque fois qu’il quittait la table, du moins à chacun.

J’avais ma théorie que je gardais pour moi bien entendu, je pensais que ce jeune homme s’ennuyait et qu’il descendait aux toilettes pour s’arranger devant le miroir. L’idée m’est venue en songeant à ma propre jeunesse où je passais des heures devant le miroir à me parler à moi-même, à arranger ma chevelure, à me regarder, me sourire, me trouver beau, me trouver laid, me réconforter, et même m’envoyer des baisers à travers le miroir. Il est même vrai qu’un soir de grand désarroi, je me suis surpris à coller mes lèvres à l’endroit de leur image sur la glace. Est-ce un si grave péché que de s’aimer ? Je sais bien, la morale est contre, mais entre nous, celui qui s’aime fait moins de mal que celui qui se hait, et ce qu’on appelle égoïsme, n’est-ce pas la plus grande générosité qui existe, la générosité envers soi-même ?

Ce jeune homme me faisait penser à cet autre moi-même, celui de ma jeunesse, et je me disais qu’il devait être dans un profond malheur pour, malgré la présence de sa tendre épouse et son joyeux garçon, s’adonner à une telle manie que beaucoup auraient qualifiée de vice. Je ne sais si ce fut de la pure curiosité ou si j’envisageai de satisfaire celle de son épouse, mais l’envie me prit de descendre moi aussi aux toilettes pour surprendre notre gredin. Je le confesse, c’est inacceptable, honteux, mesquin et bas, mais le vice de la curiosité la plus acérée m’avait atteint. Cela faisait plus d’un an déjà que je mourais d’envie de savoir ce qu’il faisait dans ces toilettes trois fois par repas tous les dimanches sans doute depuis un an, c’est humain non, c’est mon droit, on ne peut pas torturer comme cela les voisins qui n’ont jamais demandé à être les témoins des drames conjugaux. Qu’on leur accorde un droit de regard, si on leur assigne un devoir de témoignage, à ces voisins de votre vie.

Ce dimanche-là, la messe ayant été plus courte que d’habitude, je pénétrai dans le restaurant avant eux, ce qui me ravissait, car j’avais décidé de passer à l’acte et il me fallait toute la liberté nécessaire, y compris celle de choisir laquelle des trois excursions de notre somnambule j’allais épier. À douze heures quarante-trois, il s’essuya la bouche avec sa serviette et se leva comme d’habitude, il se dirigea vers les toilettes sous le regard exaspéré de sa femme. À quarante-quatre je me levai et descendis les escaliers, je sentais ce mélange de peur et de fascination que le criminel ressent juste avant de commettre son crime. Quelle expression prendre s’il remontait l’escalier maintenant ? Mon dessein ne se voyait-il pas à vingt lieues à la ronde ? Je me mis à descendre sur la pointe des pieds, à ralentir, oui, j’avais entendu une voix, comme une complainte ou un mantra récité à voix basse.

C’était donc cela, un curé, un ultra, un orthodoxe qui n’osait pas partager son secret avec son épouse, un timide quoi, j’allais presque rigoler quand je crus entendre des sanglots, oui, cet homme pleurait, j’avançai ma tête au-delà de l’arrête du mur pour mieux voir et mon cœur fit un bond, cet homme se parlait à lui-même dans le miroir, il se touchait le menton, il se caressait la joue, il s’essuyait les larmes, il s’embrassait, il parlait une langue étrangère. Je reculai, honteux, effrayé par lui, par moi, puis je n’entendis plus rien, il ne parlait plus, il ne chantonnait plus, il allait sans doute faire volte-face et se retrouver nez à nez avec celui qui l’épiait depuis un an, il allait sans doute s’en rendre compte, un tel être, si sensoriel, si intuitif, si émotif, la panique me saisit, que faire ? Retourner sur mes pas aurait été l’action la plus louche qui soit, il aurait su que je ne pouvais venir des toilettes, continuer était le moindre mal même si le bruit de pas soudain ne pouvait que laisser conclure que je m’étais tapi dans l’ombre comme un voleur. Je n’avais pas le choix, d’ailleurs la curiosité insatiable reprenait le dessus, pourquoi s’était-il tu ? Il s’était senti épié, n’est-ce pas, et attendait. Je décidai d’avancer. À mon grand étonnement, il n’y avait personne. D’accord, il m’avait entendu et avait disparu, se cachait dans une des toilettes. Je décidai d’en avoir le cœur net et, sans pitié, tel un flic ou un agent de sécurité, je patrouillai dans les toilettes du restaurant à la recherche des recoins de l’âme. Je voulais déloger et priver ce pauvre hère de son droit le plus intime, celui de se recueillir, de s’occuper un peu de lui, comme moi il y a trente ans, vous voyez, si on s’aimait un peu plus, on ne maltraiterait pas les autres.

Dans ma folie punitive j’ouvris les portes de chaque cabinet et les claquai une à une, personne, personne dans l’antichambre non plus, la rage montait en moi, je n’essayais même plus d’être discret, où diable était-il ce fantôme qui torturait ainsi sa brave épouse qui était si bonne mère ? J’allais remonter l’escalier, penaud, déconfit, je fis quelques pas dans le vestibule quand je sentis un regard derrière moi, je crois bien que c’est un regard que je sentis ou peut-être deux, j’avais décidé de ne me retourner qu’une fois arrivé aux marches, on n’est jamais assez prudent. Enfin, n’en pouvant plus, je me retournai, je vous le jure, il n’y avait personne. Pourtant, je sentais toujours un regard posé sur moi, tout à coup, l’horreur me glaça, là dans le miroir, quatre mètres derrière le lavabo, il était là dans le miroir, mon cœur fit un bond, avais-je oublié une pièce ? Je me retournai sur la réalité que reflétait ce miroir, il n’y avait personne. Une diablerie vous dis-je…