Extrait de Sang d'Encre :
Sang d’encre
C’était un petit bonhomme comme tout le monde, il vivotait dans sa vie bien réglée que d’autres esprits plus ambitieux auraient certainement qualifiée de petite. Comme eux, il s’interrogeait au coin d’une rue en s’arrêtant, se demandant s’il n’était pas appelé à des tâches plus élevées . Ceux qui, comme lui, auraient interrompu leur marche automatique dans cette foule affairée, pourraient se reconnaître comme les seuls êtres immobiles et pensifs, ayant dit non au temps, quelques instants au moins. D’habitude, la foule les contourne, les bouscule parfois, les insulte, et s’ils les entendaient, ces gens se réjouiraient d’être encore debout et d’éviter leur piétinement. « Chômeur ! Fainéant, retourne chez toi si tu ne veux pas travailler ! Mendiant, déchet ! », telles seraient les injures qu’ils entendraient s’ils n’étaient pas si merveilleusement isolés dans leur bulle d’absence.
Artjom faisait partie de ces êtres-là et regardait la foule partir sans lui dans les bureaux, les usines, en s’engouffrant dans les bouches de métro, les autobus, les gares et les taxis. Il décida de changer sa vie. Ce soir-là, après sa journée de travail, il s’enferma dans sa cuisine et se mit à écrire. Il resta des heures devant sa feuille blanche sans écrire un seul mot. Il changea de papier, de stylo, de table, de buvard, de pièce, d’heure, mais rien n’y fit, son papier demeura vide. Il se lamentait intérieurement, se désespérait, songea même à des actes irréversibles.
Un matin, alors qu’il était plus morose que d’habitude et regardait ses pieds le mener à l’arrêt d’autobus, son regard se porta sur un objet oblong perdu sur le trottoir, il se baissa et s’aperçut que c’était un magnifique stylographe noir, cerclé d’argent, muni d’une impressionnante plume en or. Il n’en avait jamais vu de pareil et fut pris d’un désir idiot d’écrire sur sa main, lui qui était si coquet et ordonné. Il n’eut aucun souci d’inspiration et se mit à écrire ceci : « Mes hommages Seigneur, votre serviteur », il regardait sa main sous le soleil naissant et admirait les lettres qu’il venait de former sur sa peau. C’est alors qu’il réalisa qu’il avait écrit ces mots sans y penser et que la plus forte évidence en était qu’il ne comprenait pas ce qu’ils voulaient dire.
Il vénérait pourtant sa nouvelle possession comme un fétiche, en dévissait puis revissait le capuchon, le retournait dans tous les sens, en admirait le corps, le palpait, le remettait dans la poche de son veston, le ressortait et recommençait inlassablement ce cycle sous les yeux exacerbés de ses voisins. Quand le contrôleur lui demanda son billet, il crut à une autre question et répondit, indigné : « Parfaitement, Monsieur, il est à moi. » Arrivé à son bureau, car Artjom était affecté à l’administration des postes, il n’eut qu’une hâte, celle de réessayer son stylographe. Comme il arrivait d’ordinaire plus tôt que ses collègues, c’est la première chose qu’il fit, et sur une magnifique feuille de papier réservé aux lettres externes, Artjom se mit à promener frénétiquement la plume sur le papier, et avant qu’il ait eu le temps de réfléchir, la phrase était écrite : « Je vous donne rendez-vous ce soir dans votre cuisine, votre serviteur. »
Artjom était tout heureux, il admirait le trait, les déliés, les caractères, les mots, c’est alors qu’il se rendit compte du sens de la phrase. La panique l’empara, une brève poussée de sueur parcourut les pores de son visage, ne sachant à quoi attribuer l’origine de cette phrase. Évidemment, il songeait à un sort, comme ceux des contes de son enfance, et cela le fit frémir, puis sourire. Non, il se résolut à penser que quelque forme de son inconscient s’exprimait enfin dans ces phrases et que ces bouts d’histoire enfouis au fond de son imagination étaient soudain libérés par une raison inconnue, peut-être liée au stylographe, mais alors seulement liée à l’esthétique qu’il dégageait, et si magie il y avait, elle commençait et s’arrêtait là. Ainsi, il put finir sa journée de travail rassuré et seulement impatient de se mettre à l’œuvre. Sur le chemin du retour, il le sentait, pressé contre son cœur, et se demandait si c’était lui ou son cœur qui battait si fort. Quand il s’assit à sa table de cuisine, après avoir posé son bloc de vélin de qualité supérieure devant lui, il décapuchonna l’ustensile et se mit à l’ouvrage. Il se concentra beaucoup, mais aucune inspiration ne vint, il persévéra, frappa à la porte de son imagination avec insistance, puis finit par écrire la phrase suivante : « Il était une fois un marchand de soleil qui s’était brûlé la main. Il transportait des bouts de soleil dans sa besace et en vendait sur les marchés… »
Tout à coup, il se mit à écrire quelque chose de complètement différent : « Pauvre petit rat, tu as aussi peu de talent que tu as d’orgueil, comme d’autres milliers de rats qui hantent les greniers. » Artjom fut surpris, il eut même peur, non pas tant du contenu du texte, mais de la manière dont le stylographe semblait avoir bougé entre ses doigts. Il eut le net sentiment que celui-ci écrivait tout seul et entraînait sa main comme un automate. Il ne savait pas comment l’enrayer, finalement il leva la plume qui finit par arrêter d’onduler. Alors il reprit son œuvre, mais pas pour longtemps, car le stylographe eut à nouveau une poussée d’autonomie et interrompit son ouvrage en le forçant à écrire : « J’appartenais à un grand homme et je ne m’abaisserai plus jamais à écrire des balivernes. »
Cette fois, Artjom n’eut aucun doute, l’écriture même avait changé, elle était moins ronde, légèrement penchée vers la droite et beaucoup moins lisible que la sienne, il était victime de sorcellerie, il avait peur, ses dents claquaient, il n’osait pas interrompre l’assiduité de ce stylo et le regardait danser entre ses doigts : « Obéis-moi ! » Puis, le stylo s’éteignit, car il n’avait plus d’encre. C’est alors qu’Artjom décida de ne plus résister, vous savez, comme les gens font quand ils pensent qu’ils ont perdu d’avance, mais Artjom était curieux, et s’il y avait encore une seule initiative qu’il pouvait prendre, c’était de satisfaire sa curiosité. Il alla chercher un vieux flacon d’encre dans le fond de son secrétaire, remplit le stylo et se remit à l’œuvre. Quelle ne fut pas sa surprise de voir que les premières phrases coulaient de la plume avec aisance et abondance, que même sa main ne se fatiguait pas : le stylo écrivait tout seul.
En moins d’un quart d’heure, il avait écrit une petite histoire qu’il lut et relut pendant l’heure qui suivit. Artjom était fasciné. Le lendemain, ce fut une seconde puis une troisième histoire qu’il écrivit ainsi. Vers la fin de la semaine, c’était un recueil de nouvelles qu’il pouvait arborer. Il le montra à des amis, qui le passèrent aux leurs, en moins d’un mois, Artjom était devenu une petite célébrité locale, lisant ses histoires lors de séances de lecture dans les cafés de la ville. Très vite, il écrivit son premier roman, un chef d’œuvre, comme ça, qui lui valut des articles élogieux dans toutes les revues littéraires et même au-delà. La vie d’Artjom avait changé, sa façon de parler, de se vêtir, de marcher, il devenait un autre homme. Avant la fin de l’année, il avait déjà publié trois romans, et faisait sans aucun doute partie de l’establishment littéraire de la nation, il déménagea et s’installa dans la capitale, suivirent deux nouveaux livres qui le consacrèrent. Artjom était devenu un écrivain riche et célèbre.
Un matin qu’il s’apprêtait à entamer un cinquième manuscrit, le stylographe eut des ratés, il refusait d’écrire correctement, l’encre ne coulait pas ou peu. Artjom le nettoya assidûment, mais rien n’y fit, il restait capricieux, incertain. Artjom observait son stylo, inquiet, saisissant tout à coup l’ampleur de sa dépendance, qu’allait-il devenir ? Retomber dans l’oubli, la petitesse, comment allait-il vivre, payer les traites de la somptueuse demeure qu’il venait d’acheter ? L’angoisse lui noua la gorge. Il remit son stylo au travail et celui-ci taillada le papier d’où semblait jaillir une encre noire aux reflets rouges, en laissant les mots suivants : « Je veux ton sang ! » …s