Extrait de "Mimosa" :
Mimosa
Un jour que, de passage dans cette grande ville du nord où l’Europe s’estompe, dans laquelle je me rendais quelquefois pour affaires, je sentis une certaine nostalgie, non pas m’envahir, mais envahir les gens autour de moi. Les regards se taisaient, les clients qui rentraient dans l’établissement marchaient plus courbés que d’habitude, une torpeur planait, comment dire, amplifiée par les grands miroirs d’argent montant jusqu’au plafond, et laissait annoncer comme un événement qui nous concernerait tous.
Ce tableau d’ordinaire si vivant qu’offrait ce local même les soirs de semaine, unique raison pour laquelle j’acceptais d’y dîner, avait perdu de ses couleurs et se transformait doucement en une grande photographie en noir et blanc d’un autre temps, dont j’aurais été le photographe et dont les teintes semblaient s’adapter à l’orage imminent qui se préparait à travers les fenêtres pourtant noires, trop hautes pour nous faire oublier la nuit qui nous avait réunis là.
Nul ne bougeait, il me semblait que tous me regardaient, que le maître d’hôtel, son plateau d’argent à la main, s’était arrêté au milieu de l’immense pièce, la moustache aussi luisante que ses yeux semblaient concupiscents. Je m’interrogeai sur cet étrange spectacle pour lequel je n’étais pas venu, moi qui me sentais plein d’entrain, d’appétit, de projets et de désirs. Cette infinie tristesse qui ne me concernait pas, mais s’avançait devant moi, était incompréhensible. Combien d’années de souffrance devaient s’être acharnées sur ces visages soudés dans la grimace des chairs convulsées par l’âme toujours vivante, empêchant ainsi leurs corps de s’effondrer ?
J’allais enfoncer ma cuillère dans le potage réconfortant quand je compris, précisément parce qu’il était réconfortant, par un imperceptible tressaillement, par une soudaine lourdeur dans ma poitrine, par un soupir qui en sortit sans prévenir, que cette nostalgie dont je croyais les autres affectés, c’était moi et non eux qu’elle avait envahi, déferlant du fond de la salle pour me frapper en plein visage comme un promeneur imprudent.
Le déclic de l’appareil photographique avait été opéré, libérant les acteurs qui maintenant riaient et parlaient, pleins de couleurs et de fumée dans le brouhaha des parfums qu’emportait la musique de la nuit. J’essayais par un plissement des paupières de rétablir l’équilibre instable de mes sens, appuyé sur une cuillère, comme pour dissiper quelques souvenirs. Puis, les couleurs perdirent un peu de leur saturation initiale, mes mains et mon cœur se réchauffèrent, tout semblait maintenant comme avant, exactement comme lorsque j’étais entré.
Pourtant, une chose avait changé, le ressac avait laissé cet homme, assis à la table voisine, il avait dû profiter de la défaillance de mes sens pour s’y asseoir. Cet homme, dont le visage m’était vaguement familier, devait avoir dix ans de moins et semblait m’avoir observé. C’est sûr, ce genre d’événements intérieurs attire les curieux, les oisifs, les… tout à coup, sans me laisser le temps de le décrire, il se leva, et de plus, c’est vers moi qu’il vint, s’adressant brusquement à moi dans ma langue, il déclara : « Monsieur ! Pardonnez-moi, je vis depuis si longtemps ici que j’ai tout de suite reconnu que vous étiez Français, pardonnez-moi, cela me fait du bien de rencontrer un compatriote, voyez-vous, je vous ai compris, moi aussi, ce spectacle me fend le cœur, mais je reviens comme vous tous les soirs, n’est-ce pas ? Vous êtes sûrement écrivain, j’entends la musique de vos rimes. » Il porta ses mains sur mes cheveux et ajouta : « Moi aussi j’aurais dû être écrivain. »
Son regard s’illumina, et sans que je puisse l’interrompre, il continua : « Tenez, il y a une histoire qui m’est arrivée, une terrible histoire, mais ce serait un sacrilège, une profanation de l’écrire, on ne s’orne pas de pareils événements, mais vous, vous pourriez écrire mon histoire, car ce n’est pas la vôtre. »
Exalté, l’inconnu sortit de sa poche un manuscrit plié en quatre, usé et sali par la lecture et la relecture, et me le tendit en ajoutant d’une voix implorante : « Lisez, faites-en ce que vous voudrez, moi je n’ai pas le droit de l’écrire, on n’écrit pas des choses pareilles, elle est à vous ! » Curieux, je déployai les pages pliées que l’inconnu me tendait, j’y portai mon regard indécis, cette narration, il l’avait déjà écrite au crayon noir sur un mauvais papier, presque sans ratures, je n’ai rien rajouté, elle est de lui, je vous le jure. Ce n’est pas dans mes habitudes d’introduire mes histoires de la sorte, je m’en excuse, mais celle-là est la sienne, elle commençait ainsi :
« Ce que je désire conter séjourne dans ma mémoire depuis longtemps, certaines parties depuis l’enfance, d’autres sont plus récentes, il a fallu de nombreuses années pour que le temps délie les langues de mon cœur engourdi par le chagrin et accepte de livrer le secret qu’il avait su si longtemps garder, il a fallu le temps de vivre, juste un petit peu. »
Puis, dès les premières lignes, je ne pus m’en détacher, je la lus d’une traite, comme vous : « J’observais le cortège longer les jardins du casino de cette petite ville du sud où l’on faisait du citron une fête, et le soleil brillait à l’unisson avec la couleur de ce fruit qui bientôt ornerait toutes les rues de la ville. Je n’étais ni trop petit pour être devant, ni trop grand pour m’installer derrière, j’avais, malgré mon jeune âge la taille d’arriver aux épaules des hommes en costume gris, certainement en rayonne, puisqu’ils allaient en teinte et en structure avec les chapeaux qu’ils portaient presque tous pour cacher leur calvitie naissante. Je ne voyais rien malgré mes efforts pour rester sur la pointe des pieds, et me disais que j’aurais mieux fait de marcher derrière comme les autres, comme mon frère Jean et ma sœur Irène. C’est aussi l’âge où la taille est assez haute pour plonger de longs regards dans les poitrines des femmes qui regardent les défilés. Ceci explique peut-être pourquoi ces messieurs serrent les rangs et m’empêchent de passer, se retournant, maussades, quand mes pieds fatigués laissent maladroitement mon menton effleurer l’épaulette en rayonne.
Tout le monde regardait, même Eustache, garçon au Chambord, sa serviette pliée sur son avant-bras droit, attentif à l’événement comme un bon élève. Même la vendeuse de jouets, chez qui j’avais passé des heures à admirer les avions et les bateaux comme tous les autres enfants, était sur le pavé. La voiture était majestueuse, haute, couverte d’une robe de lierre, avec sur son toit un tapis de citrons au milieu duquel on distinguait des fleurs rouges, blanches et violettes parmi lesquelles elle s’était allongée et qui ne découvraient que son visage, orné d’un léger sourire que j’étais seul à percevoir. M’avait-elle vu ? Les passants jetaient des boules de mimosa qui tombaient comme des confettis dans les rebords des chapeaux. La musique venait de s’arrêter.
Non, ce n’était pas la fête des citrons, ce cortège-là, c’était un enterrement dans les rues de la ville, un matin de mon enfance, et celle qu’on emportait ainsi sur le toit du monde, endormie dans les fleurs, au grand soleil qu’elle aimait tant, c’était ma mère. Elle m’avait certainement vu, moi qui avais couru devant pour la voir passer, moi qui bousculais hargneusement ces messieurs qui m’avaient empêché d’avancer et passais entre leurs jambes comme sous la table de la salle à manger avant que père ne m’en arrache, comme tous les pères.
Rapide comme un chat, j’étais déjà entre les roues, juste derrière l’attelage, et me calai sur le longeron en bois du châssis, j’attendais le passage près de la haute haie de cyprès qui arrivait puis grimpai sur le toit, m’accrochant à sa vie. Elle m’avait vu et cherchait à me parler. Je rampai sur le lierre et les fleurs, roulant sur les citrons, quand ma mère, le regard gris, murmura : « Je ne suis pas morte, tu sais », avant que je ne repose doucement sa main froide dans les fleurs.
Je grandis dans la certitude que ma mère reviendrait, qu’elle était juste partie faire un tour sans le chien, à l’abri de tous, dans ce repos bien mérité, loin des querelles incessantes avec mon père et nous. J’étais sûr qu’elle était partie pour mener une autre vie, sans nous, qui peut-être la rendions si malheureuse, qu’elle guérirait petit à petit et qu’un jour, si nous l’avions assez aimée, elle reviendrait fumer sa cigarette sur les bords de la vie. Cette conviction, je la gardais pour moi, car après tout, c’était un secret. Je suspectais mon père d’avoir tout organisé et d’avoir mis en scène ce formidable exit au coin des mimosas, au cours duquel ma mère avait tenu le rôle presque à la perfection. Parfois, quand il s’absentait, j’étais convaincu qu’il allait la voir, dans quelque pavillon lointain, qu’elle allait mieux, mais ne voulait voir personne, peut-être marchait-elle maintenant ?
Cette obsession ne me quittait guère et je n’osais poser de questions, de peur de faire fondre tout espoir de réussite à ce « projet » insensé. Son « décès » avait provoqué une telle déflagration dans notre famille que peu de temps après, Jean et Irène, dont je n’ai aujourd’hui qu’un vague souvenir, de dix ans mes aînés, quittèrent le foyer. Je ne les revis jamais. On dit qu’Irène ressemblait à sa mère.
Le temps se chargea, grand réparateur de toutes les blessures, de me faire oublier ces pans tragiques de mon enfance, sans que cette étrange promesse disparaisse complètement de ma mémoire. Un jour, bien plus tard, de passage dans cette région où les gens fêtent le citron, je décidai de revoir la grande villa de notre enfance où j’avais vécu si heureux. Sur le chemin, je lançai à ma compagne : « Qui sait ? Ils sont peut-être tous là, Maman, Papa, Jean et Irène, et nous attendent pour déjeuner. » Et ma compagne pleura encore bien plus que moi. Je ne revis jamais la villa.
C’est par un soir d’automne, quelques années après, que le destin décida de mettre ses comptes à jour, nous rendions visite à mon père, aussi pour lui montrer notre fille qui était elle aussi le portrait de sa mère. Nous habitions chez lui, un charmant pavillon au bord de l’eau, miraculeusement épargné par les récentes crues, quand cette obsession me reprit, je me mis comme un fou à suspecter mon père d’une suspicion intense, d’autant plus incompréhensible que je ne savais pas de quoi je le suspectais, il y avait quelque chose de faux qui se dégageait de ses sourires, des gestes dont il accompagnait ses phrases. Je n’en parlai à personne, pas même à Julienne, gardant mes convictions pour moi, comme depuis longtemps d’ailleurs. J’observais mon père du coin de l’œil, ses allées et venues, ses absences, son étrange indifférence pour les choses d’ici-bas dont nous étions, nous et notre petite fille, des modestes représentants. Certes, il était âgé, mais avait encore toute sa tête, portée par un corps gaillard qu’il entretenait par de longues marches, « le long de la rivière », disait-il, sans que cette explosion de vie, d’innocence, d’avenir, qui émanait des jeunes enfants dans l’âge de notre fille, n’attire son attention, absorbé qu’il était par une chose intense dont on ignorait tout.
Un après-midi, alors que mon père était parti « à la rivière », j’eus tout à coup comme une révélation, cette vieille histoire enfouie frappait à la porte de ma mémoire une fois de plus. Ces soupçons concernaient cette promesse absurde, ce contrat honteux, cette pièce en un acte que seul le Diable avait pu écrire : allait-il la voir ? …