Extrait de "La Rate" :
La Rate
Hommage à Stephen King
Eckart King ne dormait pas. Épuisé, il gisait dans le grand lit que sa femme avait choisi parce qu’il était le plus large de l’assortiment disponible. Il était aussi le plus cher avec ses six moteurs électriques contrôlables par deux télécommandes à câble, qui à elles seules coûtaient autant que le lit qu’il aurait acheté si sa femme n’avait pas été là. Il lui avait coûté trois mois de salaire et dix ans d’abstinence sexuelle. Sa femme aurait certainement préféré un lit encore plus large, un lit qui aurait traversé le mur de la chambre à coucher jusqu’au salon où elle aurait pu dormir enfin séparée de ce mari ronflant et puant, comme elle se plaisait à lui dire, de ce mélange nauséabond de sueur et d’égouts. Du moins, c’est ce qu’elle persistait à sentir bien qu’Eckart ne descendit plus dans les canalisations depuis longtemps et que même du temps qu’il y descendait, il prenait soin de toujours se doucher avant de rentrer chez lui, plutôt deux fois qu’une. L’Unité 12 dont il était le chef, avait été appelée d’urgence pour le débouchage du canal 7, celui qui passe sous la mairie. La place était maintenant inondée de cette marée glauque dégageant une odeur si nauséabonde qu’il n’y avait plus personne dans les magasins et les restaurants de la place. Et comme le samedi est le jour des mariages, il était de la plus grande importance que le canal soit débouché pour le lendemain. C’est ce que lui avait dit Ronald Träge, son chef. Plus tard, sur la place, il avait appris que ce samedi-là, un couple particulièrement célèbre devait s’y marier.
Eckart se serait bien réjoui que le grand metteur en scène et la grande actrice goûtent les joies des simples travailleurs comme lui et marchent dans la boue merdeuse le jour de leur mariage. Mais le travail oblige, même dans la fonction publique. Les vibrations des autobus 12 et 9 qui passent toutes les vingt minutes à cinq minutes d’intervalle l’avaient à nouveau sorti de sa demi-somnolence, même à travers les boules de cire enfoncées dans ses oreilles. Tout son corps vibrait à l’unisson avec les pistons des moteurs diesel en pleine accélération après l’arrêt. Il haïssait les moteurs diesel.
Cette nuit-là, il transpirait, mais ce n’était pas tant de chaleur que d’horreur qu’il transpirait. Plus de huit heures après l’intervention, il n’arrivait pas à effacer de ses rétines les images de la soirée : Le canal était obstrué en aval des bouches de la place. Dû à un rétrécissement du canal à cet endroit, l’accès au bouchon était impossible sans détruire l’étroit passage circulaire qui reliait le canal 7 au canal suivant. Ils avaient donc envoyé le robot sous-marin avec son œil de cyclope électronique. La caméra avait révélé que ce n’étaient ni des vieux vêtements ni des draps ou bâches en plastique qui le bouchaient, mêlés aux autres détritus typiques et gluants des ménages. Ce qui le bouchait était un cadavre et la caméra n’avait pas eu la décence de révéler ses chaussures, mais sa tête, car il était parti les pieds devant, comme il se doit. Eckart avait été le premier à voir, rejetée en arrière sa tête blafarde et déjà à moitié dévorée par les rats. Elle avait les yeux ouverts et son regard, qu’il avait pris en pleine poire, lui avait glacé le sang. Elle le regardait droit dans les yeux, pleine de reproches, comme si elle avait su qu’il viendrait trop tard.
Eckart roulait sa propre tête de droite à gauche sur le matelas sans oreiller, mais le portrait macabre ne se décrochait pas des clous plantés pour toujours dans son cerveau. Puis, il entendit le rire des voisins qui fêtaient on ne sait quoi à cette heure si tardive. Personne n’avait compris comment le cadavre de cette femme était parvenu à cet endroit. Ce qui avait achevé Eckart, c’est que cette femme ressemblait à la sienne! Sur le coup, il en eut le souffle coupé et resta un instant prostré, son esprit vagabondant on ne sait où. Son premier réflexe, dès qu’il refit surface, fut de lui téléphoner, mais elle ne répondait pas, elle ne répondait plus depuis longtemps.
Il fermait les yeux, se bouchait les oreilles, mais cette vision revenait, traversait ses paupières closes comme elle avait percé son masque auréolé de buée quand il avait dû descendre dans le canal. Les cris des rats avaient mis ses nerfs à vif comme le fait un crescendo avant l’explosion finale et les cris des rats revenaient.
Normalement on aurait foré le bouchon, enfonçant une mèche géante dans celui-ci, un peu comme on débouche une bonne bouteille ou bien on aurait lâché les acides pour qu’ils le digèrent, comme le font toutes les entrailles du monde, mais là, on ne pouvait pas offrir au médecin légiste ni à la famille une bouillie sulfurante ou un hachis à vous faire expulser votre estomac. D’ailleurs il n’en resterait plus rien, emportée qu’elle serait par le flux des excréments de la ville dans ses boyaux sans fin. Et qui aurait voulu forer dans une cervelle ?
Alors on avait envoyé Eckart, le plus expérimenté et Eckart, qui en avait vu de toutes les couleurs avait perdu les siennes. Il fallait détruire cette portion de canal avec des marteaux-piqueurs en faisant attention de ne pas trop abîmer le corps, au moins cela remettrait cette portion aux normes. Cela avait duré cinq heures. Quand ils sortirent le cadavre, l’ambulancier tomba dans les pommes : elle avait la jambe gauche dépecée jusqu’aux os, par les rats. Une ambulance, quelle hypocrisie !
Eckart avait réussi à somnoler. Cette nuit-là, il avait vidé une demi-bouteille d’Aquavit, le vrai, celui à 50 degrés. L’alcool, il n’y avait plus touché depuis vingt ans, du moins pas avec cette soif-là, mais l’âme humaine est parfois impuissante et s’effondre comme un immeuble qu’on démolit par les coups de masselotte qui cogne sur les tempes. Les rats ! il en était sorti un de sa bouche quand elle gisait encore sur le brancard. Dans son demi-sommeil, Eckart les entendait, comme il les avait entendus avant, dans ce même appartement. Au début, c’était sa femme qui en avait la phobie. Elle les entendait et chaque nuit, elle se levait pour vérifier que le couvercle du siège des toilettes était bien rabattu.
– Ils peuvent remonter par les canalisations ! jurait-elle et posait sur le couvercle ce lingot en plomb qu’elle avait coulé lors d’un stage fonderie pour occuper ses journées oisives. Elle aurait tant aimé qu’il soit en or. Elle avait lu cela dans une revue spécialisée qu’Eckart avait ramenée du travail. Ainsi Eckart devait-il lui aussi poser le lingot sur le couvercle et gare à lui s’il oubliait. Au début, Eckart en riait, il tolérait cette manie de sa femme, essayait de l’expliquer par quelque affinité ancestrale. D’ailleurs, elle avait des petits yeux vifs elle aussi, mais son rire était jaune, car cette manie se développait en phobie. Il était même arrivé à imaginer que, comme une légende indienne le disait pour les loups, les rats étaient des humains réincarnés, des humains que le diable avait attrapés. Il avait dû écrire des lettres absurdes au propriétaire, puis finir par dépêcher ses collègues sur place et faire mettre de la mort-aux-rats partout. Sa femme prétendait même, quand elle voyait qu’un pavé de la cour de l’immeuble sortait plus que les autres comme on hausse un sourcil, que c’était un rat qui avait tenté de faire surface.
Petit à petit, comme cela se passe souvent dans les vieux couples, par une sorte d’osmose, il avait adopté sa phobie et lui aussi s’était mis à entendre des petits cris et des grattements la nuit et il se levait, armé d’un gourdin, pour chasser dans le noir ces démons invisibles. Mais il se plaisait à croire qu’en ce qui le concernait, ce n’était pas pour de vrai, c’était pour lui faire plaisir. Mais, ces temps-ci, il lui semblait que ce petit jeu avait grignoté la paroi interne qui le séparait de sa vraie nature, comme si, à force de jouer un personnage, on se réveille un matin pour constater qu’on est devenu ce personnage et que cette phobie est devenue la sienne. Au début, il croyait que c’était le gin qu’il consommait alors régulièrement et dans l’hypocondrie qui le caractérisait, il y voyait une forme de delirium, certains voyaient des souris blanches et lui des gros rats noirs. C’est là qu’il était devenu abstinent, mais voilà, les rats, même des années après, étaient toujours là !
Et le soir dans son large lit, quand il s’y étendait seul, tolérant depuis des mois les sorties nocturnes de sa femme, il épiait les murs et les planchers de sa demeure avant de s’endormir jusqu’à ce que son cerveau malade finisse par lui signaler qu’ils étaient partis. Brusquement, il se réveilla, il en avait senti le souffle chaud, puis ses poils l’avaient effleuré. Il se redressa sur le lit, déjà son cœur battait à 180, quand il vit ses petits yeux brillants, il fit un bond en arrière, le lit n’était pas assez large. Il voulait hurler, mais il ne pouvait pas. Il tremblait, les égouts lui revenaient, ces milliers de cris, et ce visage boursouflé. Il sentait la sueur lui couler le long des joues et du cou. Le rat restait là, aux ombres qu’il devinait, c’était un gros rat. Il cherchait le gourdin, sous le lit…