Extrait de "La Madone" :
La Madone
Cet homme était étrange, je n’ai jamais rencontré un être dont on pouvait tout croire, sauf ce qui lui tenait le plus à cœur : qu’il était fidèle. Si on mettait en doute sa fidélité, ce garçon qui d’ordinaire était avenant et courtois, décontracté et subtil, devenait sombre, son visage se refermait, une détermination extrême laissant présager l’appui d’une férocité de la même intensité jaillissait de ses yeux et son poing frappait systématiquement la table. C’est ce regard que je jetais sur lui, ou plutôt son reflet dans le miroir bleuté, au-dessus des innombrables doubles bouteilles d’alcool classiquement postées à cet endroit.
Il venait de s’inviter à la table d’une jeune femme seule qui fumait et portait une mouche sur la joue gauche. Après quelque surprise, l’attaque ayant été soudaine, la résistance faiblit et la conversation s’installa comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Je n’entendais que quelques bribes de cette conversation, échangeant des coups d’œil complices avec le garçon du bar, mélangeant surprise et admiration dans un cocktail ironique destiné à ce séducteur improvisé.
On sentait qu’il ne souhaitait pas laisser de tels évènements réveiller sa jeunesse comme s’il s’agissait d’un petit enfant qu’on venait de coucher. Quant à l’autre, il n’était pas prêt de se coucher, il la mangeait des yeux, la faisait danser et tournoyer presque debout sur la petite table ronde qui les séparait encore. Ses yeux se fermaient courtement, et d’une inclinaison de son visage, il lui envoyait une caresse sur les joues puis sur la bouche, leurs âmes dansaient debout penchées sur leurs deux verres. Que pouvait-il lui dire ? Est-ce que cela avait de l’importance ? Personne ne semblait prendre note de ce festin des sens sauf moi, le garçon et peut-être la Madone qui veillait, accrochée à un des murs du dernier bar du soir. D’ailleurs, elle ressemblait à la Madone. Elle était fêtée comme une reine, par les mots, les doigts, les yeux, le regard au-dehors sur le bus numéro un de la nuit.
C’est d’un manteau de mots, de sourires et de promesses qu’il l’avait enveloppée, Regina, je vous jure que c’était son nom, avant de l’enlever vers ce voyage à deux que nous connaissons tous. Je n’aurais jamais percé le mystère de cet homme, si je n’avais pas eu la malchance d’être, comme vous le verrez plus tard, son voisin du dessus. Un jour que nous buvions un petit vin d’Espagne, assis à sa table de cuisine, un des premiers jours de janvier, il me tint un discours épatant sur la fidélité et ses vertus. Non que ce fût la première fois qu’il abordait ce sujet avec moi, c’était un habitué du thème, mais cette fois-ci, il fut particulièrement éloquent, poétique et convainquant. C’était parfait, un vrai prêche du dimanche matin à l’église Sainte-Cuisine :« L’amour ne peut grandir que dans un sentiment d’unicité, d’éternité et d’absolu. Le long chemin de la vie doit être fait main dans la main à petits pas, pour ne pas trébucher. » Il assurait qu’on aimait pour la vie et même bien au-delà.
Ce discours étonnait, provenant d’un célibataire qui en plus excellait dans l’art de ne pas rester seul. Il avait même le don ou le culot d’inverser les situations et de me reprocher tous les libertinages, à moi qui n’étais sans doute, comparé à lui, qu’un enfant, un amateur, peut-être même un saint, et me forçait ainsi à lui remémorer les visites nocturnes dont l’écho du succès me parvenait souvent à travers le plancher de ma chambre à coucher.Vous savez, nous sommes voisins, très proches voisins même. Il se fâchait et inéluctablement son poing s’abattait sur la petite table ronde qui nous séparait encore, et le vin de Navarre tachait sa chemise près du cœur. « Je te jure et je jure devant le Très-Haut que c’est toujours la même, qu’on se connaît depuis que je suis entré dans cette ville. »
Il s’était agenouillé, ses yeux étaient devenus d’un noir impénétrable. Me regardait-il ou implorait-il le Tout-Puissant ? Il me prit la main dans cette posture bien pieuse, la baisa et s’exclama : « Je l’aime, je n’aime qu’elle, partout et à jamais ! » Je me dégageai et reculai, inquiet. Avait-il toute sa raison ce voisin ? Ou bien était-ce vraiment la passion, et si c’était elle, quelle sorte de passion ? « D’ailleurs, je te la présenterai ! », me lança-t-il, comme pour répondre à mon interrogation. Il était redevenu plus calme, son regard n’avait plus ces flammes inquiétantes. Nous nous quittâmes courtois. Quel étrange garçon ! pensai-je une fois seul, et les souvenirs de son emménagement à l’étage en dessous, il y a presque deux années, me revenaient à l’esprit. Il avait en effet l’habitude d’écouter de la musique à un niveau sonore qui dépassait les convenances.
Une nuit que ce sauvage rituel m’exaspérait plus fortement qu’à l’habitude me vint une idée si démoniaque que je la mis en œuvre immédiatement. Je détachai plusieurs planches de ce plancher de chêne qui formait le sol de ma chambre à coucher au-dessus de laquelle se trouvait la source de ce vacarme. Je sciai les planches de façon à laisser une ouverture grande comme les haut-parleurs de ma puissante chaîne stéréo. J’ôtai la laine de verre que découvraient les planches et enfonçai le doigt afin de m’assurer qu’il ne restait que cette fine planche de bois plâtré qui me séparait de l’espace de sa chambre à coucher. Le vacarme était encore plus fort et les fissures du bois plâtré coopéraient à ce partage forcé de sa musique. Puis, couchant sur cette lucarne acoustique une de mes enceintes monstrueuses, j’envoyai un demi-cheval-vapeur de puissance sonore de ma collection mélodique.
Une répétition modérée de cette pratique l’avait peu à peu distancé de son habitude asociale. Depuis, c’était un voisin calme que je rencontrais quelquefois au bar de la Madone ou chez la Brune.Cependant, le mystère de ses serments me hantait. La sincérité avec laquelle il se prétendait fidèle continuait de m’interpeller. Au début, je croyais qu’il plaisantait et le trouvais bon comédien, puis bien entendu l’idée d’un dérangement psychique s’installa comme une explication, un genre de refus de se voir en face, une dénégation, un refoulement profond, voire un dédoublement de personnalité qui se présentait comme cause possible de ce comportement étrange. Toujours la même femme ! Ces mots me revenaient sans cesse à l’oreille.
Un soir, je pris la résolution secrète de vérifier la véracité de ses propos et je me mis à l’épier. L’occasion ne tarda point, en effet, dès le lendemain, il rentrait chez lui accompagné d’une jeune femme. Je voulus voir son visage. Leurs ébats commencèrent immédiatement. Vite, je soulevai les planches sciées, dégageai la laine de verre et collai mon œil sur une de ces fissures faites de toute évidence par Beethoven dans cette mince planche de bois plâtré qui me séparait encore de l’objet de ma curiosité. Ils étaient allongés sur le lit, elle portait encore son manteau, il l’honorait déjà. Tout à coup, grâce à la lune, je vis son visage, elle était comme auréolée, se pâmait, c’était elle, la mouche, la fille du bar de la Madone. Je me relevai, incrédule, stupéfait. Il n’avait pas menti, le voisin…