Extrait de "Docteur Wunderlich" :
## Docteur Wunderlich
Les personnages et les évènements de cette nouvelle sont purement fictifs.
Je vénère le Docteur Wunderlich, non tant parce qu’il me prêtait les livres de sa bibliothèque inépuisable, ni parce qu’il m’offrit, jeune fille, une place de secrétaire dans son cabinet, mais bien plus parce que c’est un homme très, très bon. N’allez pas penser que son cabinet est aujourd’hui plein, comme tous les autres jours de l’année, pour l’unique raison qu’il est bon, bien qu’à notre époque, une telle vertu soit plus que bienvenue parmi nos pauvres patients, non, son cabinet est très fréquenté parce qu’il est un excellent médecin et produit ce qu’il est convenu d’appeler des miracles : les morts ou ceux que l’on dit morts accourent en troupeau de par le monde et ne repartent pas chez eux tondus comme s’ils avaient rendu visite au barbier, mais sont soignés, guéris et sortent en dansant de son cabinet comme des enfants à qui l’on a redonné la joie de vivre.
Aujourd’hui, son officine est encore plus pleine qu’à l’ordinaire. Je devrais me réjouir plus que d’habitude, car ainsi, sa réputation et le nombre de malades qui se trouveraient délivrés de leurs souffrances augmenteraient, mais je n’en suis pas heureuse, pas du tout, et j’en connais la raison : l’officine est si pleine ce matin, car le Docteur Wunderlich n’est pas encore arrivé, et comme il est déjà dix heures, le Docteur Wunderlich, pour la première fois depuis trente ans, ne viendra pas. « Mon nom est Wunderlich, Jonathan Wunderlich, voyez-vous, je me trouve en ce moment précis dans un train, j’ai voyagé toute la nuit, je suis parti hier, hier soir après le repas du soir. J’aime beaucoup le train, surtout quand on réserve une cabine pour soi tout seul pour la nuit, le lit est confortable et au matin on peut se doucher.
J’ai quitté ma cabine et je prends le petit déjeuner au restaurant. Je contemple la campagne saupoudrée de rosée, ici aussi la mélodie du train me berce. Je n’ai rien dit à personne, pas même à Ilse, je suis parti. Les cheminées des maisons et chalets épars fument. Quand la rosée fait défaut, c’est le vert sombre des pâturages et des prés qui attrape la faible lueur du matin, bientôt, il fera vraiment jour, je respirerai. À vrai dire, je respire déjà, je respire depuis hier soir, depuis l’instant où j’ai décidé de partir, j’ai décidé d’accomplir un projet que j’ai depuis longtemps, qui ne m’a pas quitté d’une semelle depuis plus de trente ans et pour lequel je délaisse tout en une seconde, un projet inavouable, mais indispensable, et comme il est inavouable, je ne puis vous le confier, ni à vous ni à personne, je ne puis, mais je serai obligé de le faire, plus tard, par le projet même, car il requiert que je vous en parle, à vous. Il y a des jours remplis de pluie et celui-ci n’en est pas un. Avez-vous déjà eu le sentiment d’avoir pris la mauvaise direction à un croisement et de ne pas avoir jugé bon de faire marche arrière ? Pendant longtemps, vous avancez avec un doute dans l’esprit. Ce doute vous accompagne, son intensité oscille, et plus le temps passe, plus son amplitude diminue presque jusqu’à l’oubli, j’ai dit presque, même si la direction de votre route est malgré tout la bonne.
Ce doute ne m’a jamais quitté, moi, et m’a torturé pendant plus de trente ans. Savez-vous ce que c’est que de penser tous les jours, à chaque recoin du temps de votre journée ou de vos songes, à une erreur que vous avez commise dans votre passé, une erreur gravissime que vous êtes le seul à connaître, que vous souhaitez réparer, mais que votre propre vie ne vous permet pas de réparer. Ainsi, vous la traînez de jour en jour et d’année en année à l’abri de tous les regards, sauf du vôtre. Mais voilà, c’était devenu insupportable, je souffrais comme le criminel que j’étais, qui n’avait pas reçu sa peine, qui courait encore, libre, impuni, incertain, insatisfait. Je crois même que c’est la plus insupportable des punitions que celle de ne pas être puni, cela vous pousse vers un déséquilibre mortel. Certains se mettent à boire, deviennent fous ou se suicident, d’autres se livrent à la police ou se trahissent volontairement. Certains, et rares ils sont, car ce n’est pas toujours possible, tentent de réparer le forfait commis, j’appartiens à ceux-là, même s’il m’a fallu si longtemps pour l’entreprendre et revenir dans ce dessein sur les lieux de mon crime.
On ne remonte pas le temps comme on prolonge la vie, et Dieu sait comme le médecin en moi le sait, mais on peut revenir sinon à l’instant, tout du moins au lieu de l’exaction. Cela est presque pareil, car rien n’a changé, ce sont souvent les mêmes façades, les tramways portent le même numéro, asseyez-vous à la même place au fond du deuxième wagon et vous verrez que le numéro 9 vous emmènera au même terminus, où cette fin de ville accueille ses excentrés. Il vous suffit de vous asseoir dans le même café, même s’il a été rénové, vous verrez, vous avez remonté le temps et l’écho des paroles d’antan vient à peine de s’évanouir sur les murs attentifs, car rien n’a changé, détrompez-vous, les ans n’ont rien fait à la chose, ce ne sont plus les mêmes gens, c’est vrai, mais vous, vous êtes resté le même. »
Normalement, j’ai horreur de fouiller dans les affaires d’une autre personne, encore moins dans celles de Jonathan, mais il faut bien que je trouve un indice, une raison. La police est venue hier. J’ai plus fouillé par rage que par nécessité, après tout, s’il a tout abandonné, c’est sa décision, ce n’est pas chic pour les autres, ses patients surtout.
J’ai emporté son journal chez moi, un épais cahier DIN A5 provenant de Chine, je l’ai posé sur la table de la cuisine, je ne lirai pas, même pas par respect pour lui, par désintérêt, ce qu’il a fait ne se fait pas. J’ai eu le sommeil léger, chaque quart d’heure je me réveillais dans un état de demi-somnolence et pensais au Docteur, je l’imaginai pris en otage ou sur quelque lit d’hôpital, après avoir été fauché par une voiture, mais je ne croyais pas à l’accident, les fichiers des hôpitaux n’avaient d’ailleurs rien révélé, la police ne l’avait pas trouvé pendu dans son appartement de Grunewald. Je ne crois pas au suicide non plus, pas lui, bien qu’il ait des humeurs moroses, des soucis, des doutes surtout sur ses compétences médicales alors que sa renommée et ses résultats étaient exceptionnels. N’y tenant plus, je me ruai sur le journal et commençai à le lire.
« Cela avait duré plusieurs années avant que le recteur de l’Université ne soit d’accord, en tout, j’ai dû échanger huit lettres. La raison principale était sans doute mon âge, caché par toutes sortes de chicanes administratives. Bien sûr, le dossier que j’avais laissé chez eux alors que je n’étais encore qu’étudiant était loin d’être reluisant. Je m’étais alors présenté à un des examens finaux en patins à roulettes. Personne n’avait osé cet affront et personne n’était prêt de le réitérer, surtout au regard de ce qu’il avait déclenché par la suite. Moi, je n’y avais rien vu de mal, j’avais besoin d’arriver détendu à l’examen, et à cet effet, il n’y avait rien de mieux qu’un peu d’exercice physique et une bonne oxygénation avant l’épreuve. J’étais donc parti vers 8 h de la chambre que je louais sur les bords du lac à Kilchberg. C’était un sacré parcours jusqu’à ce que se dressent les murailles sévères de l’université, et j’avais sans doute surestimé mes capacités physiques, car pour ne pas arriver trop en retard, je n’avais ôté mes patins que sous les yeux indignés du professeur d’anesthésie. Il n’y avait de ma part aucune provocation, seulement des considérations pratiques de santé mentale et de ponctualité. Ce professeur ne me le pardonna pas, et chaque tour du nœud papillon qui ne le quittait jamais enfonçait inlassablement le bistouri de la science dans l’immensité de mon ignorance juvénile.
Vous voyez bien que la vie est faite de détails en soi insignifiants qui fortifient ou brisent des destins à une minute près, le temps d’enlever ses souliers ou non. L’humiliation qui s’en suivit et les conséquences de cet acte furent si grandes que j’envisageai de me venger d’une terrible façon. Un individu arrogant, imbu de lui-même, intolérant, stupide, borné par sa spécialité, n’ayant de l’homme qu’une connaissance matérielle, physique, médicale, une espèce de larve émotionnelle, un célibataire sans enfants, un jaloux, un envieux, un rat de bibliothèque, avait vu en moi ce matin-là la transgression de tous les interdits et avait tout à coup donné un sens suprême à sa vie jusque-là inutile et parasitaire, celui de m’interdire la profession en me barrant la route au diplôme final.
À partir de cet instant, toutes les épreuves qui s’étaient jusque-là déroulées brillamment à mes yeux, et c’était la seconde, furent des catastrophes, comme si les professeurs s’étaient donné le mot. Les questions étaient des plus incongrues, des plus rares, des plus injustes, et je m’enfonçais chaque jour davantage dans l’échec qui devenait inéluctablement irrémédiable. Il n’y avait rien à faire, il me fut impossible de faire obstacle à cette injustice aussi criante, à cette manipulation des épreuves, à ce complot d’origine personnelle aussi perfide. J’étais recalé aux épreuves et huit années d’études acharnées, entrecoupées d’interruptions pour gagner l’argent nécessaire, s’en allèrent en poussière pour une bêtise d’adolescent. La manie normative morale de cette société conservatrice ne reculait devant rien pour assouvir sa soif de défendre les principes qu’elle avait érigés. Les talents tels que le mien étaient broyés par les pièces de cette mécanique imperturbable.
J’errais dans les ruelles pavées de la vieille ville où la pluie coulait le long des murs. Cette ville m’avait toujours semblé comme une longue suite de tavernes qui engloutissait la population entre deux ponts de la Limmat au moins deux soirs par semaine. Cette tournée des tavernes, je l’avais faite maintes fois, on y retrouvait les mêmes et d’autres qui eux aussi finissaient par avoir le privilège d’appartenir au cercle étroit des mêmes. J’avais le cœur dans les talons, je n’étais plus qu’un énorme sanglot muet se traînant d’un regard à l’autre, me cachant parfois dans les portes-cochères sans raison, ou plutôt toujours pour la même raison : je n’étais plus rien, je n’étais même plus un étudiant en médecine, je n’étais pas un médecin, j’étais un échec, un perdant, comme on dirait de nos jours. J’étais perdu.
Ce soir-là, je crois bien que c’est le Diable qui m’a tenu compagnie, confirmant à l’extrême qu’un homme seul est toujours en mauvaise compagnie. Le hasard fit que précisément ce soir-là je rencontrai XXX, un grand gars du Valais, qui comme moi étudiait cette science incertaine. Il était fort et avait de grands yeux noirs brillants. Le pauvre devait souffrir de quelque malheur profond, car il buvait déjà si jeune des quantités impressionnantes de vin. Si vous aviez de la malchance, il vous emmenait avec lui dans une de ces tavernes pittoresques comme celle de l’Oepfelkammer où la spécialité était de passer au-dessus de quelque poutre dans un état d’ébriété avancé. Il devenait parfois irascible à cause du vin et vous étiez obligé de le quitter pour ne pas complètement gâcher votre soirée.
Ce soir-là, abattu comme j’étais, je le suivis vers ce lieu de grande acrobatie. À mon grand bonheur, nous y rencontrâmes Gabriel, lui aussi un grand gars, mais venant du Vaud, avec des cheveux bouclés châtains. Je leur contai mes misères qui, à les observer, agrémentaient parfaitement le Fendant avec lequel nous nous enivrâmes. Il était évident que ce n’était pas des oreilles compatissantes, personne n’aime perdre, et la compréhension qu’on est prêt à témoigner pour les perdants est limitée, comme si leur affaire était contagieuse. Ils m’écoutaient d’une oreille attentive comme on écoute une histoire dont on ne veut pas perdre le fil tant elle suscite la curiosité. Après tout, c’est rigolo de voir quelqu’un tomber, cela fit même l’objet de nombreux films comiques. Je rageais, ils avaient l’espoir de gagner, j’avais la certitude d’avoir perdu, je n’écoutais plus, je ruminais l’injustice dont j’étais victime, je m’en voulais d’avoir été trop honnête, je l’ai toujours pensé, trop d’honnêteté vous conduit droit en prison, et en état de semi-ébriété, je dessinai des plans vengeurs, je virai, je crois, ce soir-là au mal, comme un affamé devient un voleur et un voleur un meurtrier, car on résiste à son désir. Oui, c’est cette veillée-là qui m’a perdu et fait de moi une crapule, et là encore il s’agissait d’un petit détail, ou plutôt d’un hasard. Je vous jure que c’est le Diable qui m’a fait rencontrer cet homme, celui-là qui est assis à la table suivante, près de la fenêtre, et qui me regarde de ses grands yeux tristes.
Il boit lui aussi, il boit en silence, seul à cette table de huit où s’entassent souvent plus de douze convives. Il tient sa carafe de vin de la main droite par peur que quelqu’un ne lui dérobe ou ne se serve. Ce n’est pas sa première carafe, il semble me connaître, on dirait qu’il a écouté mon histoire, mais ce n’est pas possible, il y a trop de bruit, il faut gueuler à l’oreille de votre voisin pour qu’il vous comprenne. Mes yeux me piquent, la fumée de cigares, de pipes, de cigarettes empeste la pièce, je suis ivre.
À chaque fois que je reviens à la réalité, ce fantôme apparaît, le visage rouge, triste, silencieux, qui me fixe comme s’il savait. Tout à coup, ils rient tous et me regardent, ils savent tous, ils se moquent, ma tête cogne, je vais en égorger un, celui-là qui me regarde depuis tout à l’heure. Ils ont ouvert les fenêtres, ces minuscules fenêtres du troisième étage de ce local, l’air frais m’atteint enfin, me calme, les flocons de neige descendent dans le noir. De temps en temps, j’entends Gabriel raconter son éternelle histoire sur les arbres, qu’ils sont une espèce supérieure à l’homme, qu’ils ont compris, eux, qu’il ne servait à rien de courir, de parler, de se battre, de s’énerver, et que c’est pour cela qu’ils sont devenus des arbres, grands et immobiles. Le fantôme s’est levé, il s’est joint à nous, il parle à Gabriel, puis à XXX, ils me tapent sur l’épaule sauf lui. On dirait qu’il a peur, que je lui fais peur, comme si je lui rappelais quelqu’un, comme s’il savait quelque chose que je ne savais pas. Je crois que ce fut une idée de XXX. Nous nous mîmes en route pour cet établissement douteux, dans la ruelle enneigée, j’entendais à peine les bruits de la rue, c’était comme s’ils étaient étouffés par quelque ouate invisible, et quand ils m’atteignaient, c’était sous la forme d’un écho se réverbérant dans une cathédrale.
Je sentais en moi un dessein se former de manière bien décidée, j’avais comme une détermination, une conviction que j’avais quelque chose à faire pour résoudre tous mes problèmes. Cette chose qui était née quelques heures auparavant avait grandi dans tout mon esprit, m’obnubilait, me possédait, me dominait, et si je vous dis que malgré cela je n’en avais pas conscience, que je ne savais même pas de quoi il était question, que cette chose dominait mon inconscient à mon insu, vous ne me croiriez pas, vous penseriez que j’essaie de manipuler les faits pour éviter la préméditation et demander une réduction de peine, voire l’acquittement. Eh bien je vous le jure, c’était ainsi, je ne savais pas encore ce que j’allais faire, mais je commençais à le faire méthodiquement, mécaniquement.
Le pauvre homme se retournait de temps en temps et tâchait de me sourire entre deux rictus d’angoisse. Mais que lui avais-je fait à ce type pour qu’il me regarde comme cela, avec sa tête de victime ? Il y a des gens qui attirent l’agression, je dirais même plus, qui sont conçus pour cela, pour capter comme des paratonnerres la foudre de quelque assassin et ainsi éviter que de véritables innocents voulant vivre et aimer ne disparaissent, laissant veuve et enfants, c’est leur mission, ce type-là était de cette sorte.
XXX partit le premier avec une petite blonde trois fois plus petite que lui, qu’il aurait pu porter d’une seule main vers le lustre au-dessus de la table pour mieux l’examiner. Elle lui plaisait, gueulait-il sans cesse, si bien que pour le faire taire, la nymphette le tira vers des lieux plus propices pour répondre à tant d’éloges. Une dame un peu sévère aux cheveux noirs et la peau très blanche s’approcha et des deux serpents rouges qui zigzaguaient sous son nez s’échappa un ordre qui eut pour conséquence que le fantôme se leva et disparut dans le sillage de XXX.
Moi, je cherchais une épaule pour pleurer, mais ce n’était pas sur la liste. Les éclairs d’un photographe me réveillèrent, il était déguisé en diable avec des pieds de bête et une longue queue, en posant la photographie sur la table, il m’avait presque enfoncé ses cornes dans les yeux, c’est l’avant-dernier souvenir que j’ai de cette nuit, le dernier étant le bruit de la porte de cette maison qui se refermait sur moi en claquant comme un coup de feu dans la ruelle déserte. C’était une sale nuit, ni la compagnie, ni les aventures, ni la boisson n’avaient réussi à dissiper l’horreur de mon échec. J’avançais dans la nuit, les mains vides, seul, seul à supporter ce destin absurde qui peut arriver à chacun. En prenant un dernier verre au Kon-Tiki, aussi sinistre que d’habitude, je regardai pour la première fois la photographie que Gabriel m’avait glissée dans la poche, elle nous montrait tous les cinq, XXX et le fantôme enlaçant leurs compagnies, et moi somnolant comme un juste. Je réussis à rire. Je ne pensai plus à cette soirée ni à cette photographie pendant de longues semaines, jusqu’à l’annonce des résultats des examens. Je ne me faisais aucune illusion, mais par acquit de conscience ou par une intuition secrète, je gravis les escaliers menant au secrétariat principal aux examens. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir le fantôme derrière le comptoir, je crois, bien qu’il en fut plus surpris que moi, car il se mit à trembler en me répondant : « Non Monsieur, les résultats ne sont pas encore parus, revenez demain. »
Le soir, avant de m’endormir, je m’interrogeai sur ce bonhomme, pourquoi tremblait-il ? Était-ce son alcoolisme ou bien avait-il simplement peur, peur de moi comme lors de cette fameuse soirée ? C’est à ce moment que cette idée démoniaque prit forme en mon esprit, je ressortis la photo et me mis à sourire, eh oui, c’était aussi simple que cela, si je le voulais, s’il n’y avait pas de diplôme, il fallait se le procurer et chez qui d’autre que chez le Secrétaire général aux examens qui avait peut-être bien quelque chose à se reprocher.
Cette ignoble pensée avait germé dans mon esprit comme un champignon sur du fumier, bien sûr je la repoussai vivement, mais elle laissait des traces, c’était honteux, faire chanter un pauvre homme déjà bien mal en point. Je repasserai les examens, plus tard, mais je les repasserai.
Ce vendredi-là, je ne sais pas si c’était une erreur ou non, mais quand Monsieur le Secrétaire général aux examens me répondit d’un air désolé : « Non Monsieur Wunderlich, je suis désolé, vous n’avez pas été reçu, voici vos notes », il y avait une deuxième feuille en carton sous celle qu’il me tendait de sa main tremblante. Et quand je la regardai un peu plus tard, sur le banc dans le jardin, à l’abri des regards, j’eus tout le loisir de constater que cette feuille était un diplôme avec le sceau de l’université, furieux je cherchai le nom de celui qui avait été reçu, mais voilà, il n’y en avait pas, l’emplacement était vide.
Mon cœur se mit à battre, je rangeai brusquement le carton dans l’enveloppe, je n’y étais pour rien, je n’avais rien demandé, était-ce une erreur ? Le fantôme avait-il eu pitié ou plutôt peur ? Que savait-il de la photo ? Connaissait-il son existence ? Je la sortis de la poche intérieure droite de ma veste et la regardai avec attention, bien sûr qu’il savait qu’il était photographié, il regardait droit dans l’objectif avec son même air apeuré, il regardait comme il me regardait toujours, et maintenant une fois de plus à travers la gélatine de cette photographie. Je rangeai la photo avec la même rapidité. Je me levai, regardai autour de moi, pris la rue Léonard puis les jardins. Ce qui n’avait été qu’un vague dessein s’était réalisé sans mon intervention, non croyez-moi, c’est de sa propre initiative qu’il a glissé ce diplôme en blanc, pour fabriquer un faux médecin et torturer sa conscience jusqu’à la fin de ses jours. Non, je n’ai jamais sorti la photographie de la poche de ma veste pour lui brandir au visage comme un officier de police, je ne l’ai pas fait, je vous le jure.
Le doute me prit, l’avais-je fait et le refoulai-je à un tel point que je m’en sentais innocent ? Il est venu deux fois au comptoir, c’est-à-dire qu’il est reparti derrière ses papiers, pourquoi ? L’horreur de ce geste m’écœurait, j’étais tombé bien bas, faire chanter un pauvre bougre qui ne tenait plus à la vie que par le col de sa bouteille de Fendant, terrorisé par le scandale, redoutant impuissant que la commission de discipline de l’université statue sur son sort. Avais-je été capable d’un tel crime ? Je marchais d’un pas rapide, il fallait faire vite, j’étais pressé, pressé de fuir tout cela, de fuir ma conscience, mon corps, ces lieux, qu’avais-je fait ? Je marchai une heure au moins, ruminant tous les scénarios possibles, pour finir par m’asseoir sur un banc dans le parc dominant la ville, de l’autre côté du fleuve.
C’est là que l’idée me vint, cette idée qui surpasse toutes les combines que ma tête malade avait bien voulu produire ces dernières semaines, un piège, bien sûr, c’était un piège diabolique, perfide, sadique, non content d’avoir ruiné ma carrière, ce club de gens bien-pensants s’adonnait à ruiner ma vie civique, en prison ils voulaient me jeter, ce professeur maladif et ses hommes de main, tous la même graine, détruire le génie, la passion pour cette vocation. Les hommes n’aiment pas la passion, ils en ont peur, ils la fuient quand ils la voient chez les autres comme si c’était la peste bubonique, et ne se l’autorisent pas pour eux-mêmes, ils s’en méfient comme ils se méfient même de leur femme quand elle tremble trop. Et aujourd’hui, c’est moi qu’ils ont dans leur ligne de mire, jaloux qu’ils sont de tant d’amour pour une science qu’ils exècrent au point de ne plus l’exercer, mais de l’enseigner. Ah, ce scélérat de fantôme qui voulait me pousser à mettre un pied dans une geôle ne se doutait pas qu’il risquait ainsi de mettre le sien dans sa tombe.
Les semaines puis les mois passèrent, évidemment que je n’étais pas rentré dans ma ville natale, j’avais même fait croire à ma mère que j’avais réussi mes examens. Grâce à un ami de XXX, le Docteur Rosarot, j’avais trouvé du travail chez lui comme aide-médecin, son cabinet était heureusement dans une autre ville, ce qui me changeait les idées et j’étais pour lui toujours un étudiant en médecine. Entre les prises de tension, les petites piqûres et les questionnaires, je vivotai dans cette officine pendant plusieurs mois et le docteur était très satisfait, le docteur qui n’était plus très jeune avait un sens approximatif du temps et un vague souvenir des examens. Un jour, il me demanda : « Alors Wunderlich ! Ces examens, vous les avez passés ? » La plaie quelque peu calmée par cette occupation quotidienne se rouvrait tout à coup comme une porte que des huissiers auraient enfoncée. Je voulais lui répondre ce que je me répondais tout le temps quand je me posais la même question : « L’année prochaine, c’est sûr, d’ailleurs, il faut bientôt que je révise. » Mais au lieu de cela, quelque convulsion nerveuse me fit répondre : « Mais cela fait longtemps, Rosarot ! » Il grommela quelque chose et disparut dans son bureau et moi dans la salle d’eau, c’est alors que je me rendis compte de ce que j’avais dit, ce vague scénario revenait sous une autre forme, un déjà-vu comme on dirait, non, je n’allais pas recommencer, moi qui avais réussi depuis presque un an déjà à me soustraire à de telles idées, je n’allais pas rechuter à la moindre occasion, de la volonté pardi ! Je brûlais de revenir sur mes pas, de pénétrer dans son bureau et de lui hurler au visage : « Non Rosarot, je n’ai pas passé mes examens, c’était une bonne blague hein ? Je ne les passerai jamais ! »…